HUMEUR : Aujourd’hui (ils construisent un autre monde)

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« Production d’engrais organique et de biogaz à partir de déchets. » – « Construction de maisons bioclimatiques avec des matériaux locaux. » – « Installation de panneaux solaires fabriqués localement. » – « Recherche et développement en médecine naturelle. » – « Diversification des cultures via l’implantation de serres piégeant l’humidité. » – « Plantation massive de moringa.[[Arbre aux usages multiples allant de l’alimentation au traitement des eaux en passant par des vertus d’intrant agricole ou encore de remède antiseptique, vermifuge et antidiabétique.]] » – etc. L’inventaire pourrait être celui d’un crowdfunding en faveur d’actions innovantes ayant un impact positif sur l’environnement ou le chapitre « Propositions concrètes » d’un programme électoral écologiste. Mais c’est bien mieux que cela : ces mesures fondent – avec d’autres portant sur l’éducation, l’organisation sociale et l’expression citoyenne – le projet politique pour lequel une population entière se bat au quotidien… dans l’indifférence quasi générale.

Car le monde est ainsi fait : tandis qu’un film remplit les salles et enthousiasme le public en arpentant « le monde des solutions » censées rendre notre futur plus rose, des millions d’hommes et des femmes bataillant dans une région martyre pour y faire triompher leur utopie fondée sur des valeurs démocratiques, solidaires et environnementales ne suscitent même pas un intérêt curieux.

Il est vrai que les deux événements ne concourent pas dans la même catégorie.
Ode à la positive attitude, « Demain » est une chouette démarche qui nous donne à voir de chouettes projets émergeant dans la joie et sans douleur. Difficile voire impossible de ne pas adhérer à ce chouette programme d’avenir porté par de chouettes gens…
A l’opposé, la « révolution communaliste » que les Kurdes et leurs alliés – chrétiens, Yézidis, Arabes sunnites mais aussi Juifs, Arméniens, Turkmènes, Tchétchènes – tentent d’instaurer au Rojava sent la poussière et la sueur, le combat et la souffrance. Il ne s’agit pas ici de « ré-enchanter le monde » mais d’en construire de toutes pièces un nouveau tournant résolument le dos au modèle standard. C’est ardu, âpre, violent et le combat semblerait désespéré s’il n’était porté par l’enthousiasme vital d’une collectivité unie autour de son idéal. Bref, pas vraiment de quoi générer un sentiment massif d’identification et d’adhésion chez les aspirants au changement cool et sans bavure.

Né dans les soubresauts de la guerre civile syrienne, le Rojava (littéralement, « Kurdistan de l’Ouest »), est un territoire « auto-administré » constitué de trois cantons kurdes disjoints – Afrin, Kobané et Cizîrê – et bordé par la frontière turque. Le pouvoir de Bachar el-Assad y a laissé la place à un gouvernement provisoire essentiellement composé de simples citoyens et s’appuyant sur des entités communales autonomes inspirées des « municipalités libertaires » aragonaises apparues lors de la guerre d’Espagne et des « caracoles » zapatistes du Chiapas. Leur action repose sur les 96 points de la « Charte du contrat social de l’auto-administration démocratique du Rojava », un texte fondateur adopté en janvier 2015 qui fait la part belle aux composantes féminine et minoritaires de la région, défend la « démocratie par le bas », l’égalité de genre et l’écologie.

Pour les moudjahidines de l’État islamique, cette confédération autonome transcendant les clivages religieux, confessionnels et ethniques constitue une hérésie à combattre jusqu’à son éradication. Un objectif destructeur partagé par la Turquie qui voit dans ce territoire autonome implanté à sa porte un très mauvais exemple donné à « ses » Kurdes. Et comme sa position géostratégique conjuguée au cynisme de la realpolitik confère à Erdoganland un statut proche de la toute puissance, les pays occidentaux soutiennent sa volonté d’instaurer au nord de la Syrie une « zone tampon » qui constituerait ni plus ni moins qu’une occupation du Rojava et marquerait la fin de son projet politique.

Harcelée militairement et diplomatiquement, la population ne se résigne pourtant pas. Elle qui « n’attend rien des Etats mais tout des peuples » se bat pied-à-pied pour ses idéaux et appelle à la solidarité internationale pour les faire vivre et perdurer[[http://rojavaplan.com/fr/]]. Force est toutefois de constater que c’est plutôt (très) mal embarqué. Comme déjà écrit, le combat du Rojava ne fait pas recette et c’est un euphémisme : en fait, tout le monde – ou presque[On peut trouver ici et là des échos du mouvement en marche au Rojava, par exemple cette conférence (en anglais) de Janet Biehl, compagne pendant 20 ans du théoricien du municipalisme libertaire et de l’écologie sociale Murray Bookchin, qui s’est rendue clandestinement dans la région : [https://www.youtube.com/watch?v=OCkAjqw1AyQ
Le site http://www.secoursrouge.org, « actualité de la répression et de la résistance à la répression », consacre au sujet un dossier régulièrement mis à jour mais aux positions partisanes clairement revendiquées. Autant le savoir.]] – s’en fout…

Si pareil désintérêt peut se comprendre dans le chef du public mal informé et accaparé par des préoccupations autrement plus personnelles, l’ignorance pour ne pas écrire le déni des politiques en demande d’ « alternatives » interpelle. Il s’agit quand même là d’un champ d’expérimentation grandeur nature d’un modèle sociétal basé sur les principes de démocratie directe, de solidarité et de bonnes pratiques environnementales dont ils se gargarisent à longueur de discours ; on serait en droit d’attendre qu’ils s’y intéressent, fut-ce a minima. Mais non, pas le moindre écho de la démarche sur le site d’Ecolo, d’Europe Ecologie – Les Verts ou encore du Parti de Gauche de Mélenchon. Rien. Que dalle. Wallou.

Un « silence assourdissant » dont l’explication semble tristement évidente : les utopistes du Rojava ont le grand tort, l’inacceptable tare, de se revendiquer majoritairement proches de la branche syrienne du PKK, le parti des Travailleurs du Kurdistan catalogué marxiste et classé comme « organisation terroriste » par l’OTAN, les Etats-Unis et l’Europe. Bref, pas le genre qu’il est de bon ton de fréquenter ni même de soutenir lorsqu’on se prétend un « politique responsable ». Pourtant, dans une tribune publiée par « The Guardian »[« [Why is the world ignoring the revolutionay Kurds in Syria », in « The Guardian », 8 octobre 2014.]], l’anthropologue américain David Graeber, professeur à la London School of Economics et figure de proue du mouvement « Occupy Wall Street », balaie cette image sulfureuse. Lui qui s’est rendu sur place et a pu juger in situ de ce qui s’y joue écrit : « En réalité, le PKK lui-même n’a plus grand-chose à voir avec le vieux et vertical parti léniniste qu’il a été. Son évolution interne et la conversion intellectuelle de son propre fondateur, Abdullah Öcalan, détenu dans une île-prison turque depuis 1999, l’a amené à changer complétement ses objectifs et ses pratiques.
Le PKK a déclaré qu’il n’essayait même plus de créer un Etat kurde. Au lieu de cela, en partie inspiré par la vision de l’écologiste social et anarchiste Murray Bookchin, il a adopté la vision du
« municipalisme libertaire », appelant les Kurdes à créer des communautés libres et autonomes, sur la base des principes de la démocratie directe, qui par la suite s’uniraient au-delà des frontières nationales qui seront appelées à être progressivement dénuées de sens. Ainsi, ils ont suggéré que la lutte kurde puisse devenir un modèle pour un mouvement mondial vers une véritable démocratie, une économie coopérative et la dissolution progressive de l’État-nation bureaucratique.
Depuis 2005, le PKK, inspiré par la stratégie des rebelles zapatistes du Chiapas, a déclaré un cessez le feu unilatéral avec l’Etat turc et a commencé à centrer ses efforts sur le développement de structures démocratiques dans les territoires qu’ils contrôlaient déjà. Certains se sont demandés si tout cela était vraiment sérieux. Il est clair que des éléments autoritaires demeurent. Mais ce qui s’est produit dans le Rojava où la révolution syrienne a donné aux radicaux Kurdes la possibilité de réaliser de telles expériences dans des territoires étendus et contigus, suggère que c’est là autre chose qu’une façade.
(…) Ces actions ont été largement célébrées dans la région mais n’ont remarquablement presque pas attiré l’attention de la presse européenne ou américaine. »

Il ne s’agit évidemment pas de tomber dans l’angélisme ni de se laisser piéger par un miroir aux alouettes idéologique mais la « révolution » en cours au Rojava mérite mieux que l’ostracisme qui la frappe, un ostracisme nourri de clivages doctrinaux dont on pouvait espérer qu’ils ne vicieraient pas des partis se revendiquant « différents ».

Par-delà les sympathies et/ou les solidarités de lutte, n’oublions pas que dans la logique du « penser globalement, agir localement » qui le fonde, le monde plus démocratique, plus solidaire et plus soutenable auquel nous aspirons se construit tout autant avec la révolution communaliste des Kurdes syriens qu’à travers l’éclosion et la multiplication des solutions mises en lumière par « Demain ».

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