Règle du comblement : la dent creuse a du bon

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J’aimerais revenir sur le sujet déjà évoqué de la règle du comblement avec, cette fois, une approche plus vulgarisée, afin que chacun puisse bien en cerner les enjeux. Pour IEW, la règle du comblement contribue au mitage de notre région et à l’artificialisation des sols. Elle renforce la dépendance à la voiture individuelle. Ce sont les terres non urbanisables qui font les frais de cette règle, c’est-à-dire les champs, les pâtures, les espaces verts, les bois, les sentiers. Elargir la règle fait figure de mesure d’un autre âge, qui ne répond pas aux objectifs du développement territorial, à savoir : limiter l’éparpillement de l’urbanisation et l’étalement urbain, encourager les formes de mobilité durables et répondre à la crise du logement par des propositions innovantes qui améliorent le cadre de vie.

Où peut-on combler, actuellement ?

La règle actuelle du comblement, définie à l’article D.IV.9 du CoDT, ouvre la possibilité de construire en dérogation en zone non urbanisable, pour autant que le terrain visé soit situé entre deux constructions distantes de 100 mètres maximum et placées du même côté d’une voirie équipée. Si la voirie compte quatre bandes de circulation, la possibilité de construire en dérogation disparaît. Dès que l’écart entre les deux constructions existantes dépasse 100 mètres, la possibilité de construire en dérogation disparaît.

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Illustration de la règle actuelle du comblement. Dans l’exemple dessiné, la maison existant, à gauche, se trouve en zone d’habitat à caractère rural au Plan de secteur, rayée rouge et blanc. Entre cette maison et la ferme à droite de l’image, une distance de 100 mètres. Elles sont du même côté de la voirie, qui ne compte que deux bandes. La ferme est en zone jaune pâle, c’est-à-dire en zone agricole au Plan de secteur. Dans l’intervalle de 100m, un motif de petites maisons a été ajouté, pour matérialiser la possibilité de comblement.

Dans l’illustration, les conditions de l’article D.IV.9 du CoDT sont réunies pour qu’une ou plusieurs demandes de permis d’urbanisme puissent être introduites en dérogation. Ces demandes peuvent porter sur n’importe quelle portion de l’espace compris entre les deux bâtiments existants, ou sur tout l’espace à la fois, du moment que la ou les constructions soient placées « à front de voirie ». Pour figurer l’ensemble des possibilités ouvertes par la règle du comblement, un motif de petites maisons couvre cet espace, comme un imprimé sur du tissu.

Comment comble-t-on, actuellement ?

Imaginons, à présent, sur quel type d’urbanisation la demande pourrait porter. Elle pourrait porter sur une série de maisons mitoyennes, comptant chacune environ 6 mètres de largeur de façade, collées en continu entre la maison de gauche et la ferme de droite. Pourquoi pas ? C’est la largeur moyenne d’une maison de ville mitoyenne en Wallonie. En incluant les épaisseurs de murs mitoyens et ajustements, on atteint le nombre de 15 maisons mitoyennes, pour autant que l’espace existant fasse effectivement 100 mètres tout juste.

Bien-sûr, si le demandeur veut cultiver la tradition de la quatre-façades wallonne, il peut aussi occuper l’intervalle disponible avec une seule villa, en léger recul, entourée d’un jardin ; lequel jardin aura sa limite antérieure « à front de voirie »…

La demande peut encore porter sur plusieurs constructions isolées, ou partiellement isolées, « semi-mitoyennes », etc. En fait, l’article D.IV.9 du CoDT ne s’avance pas jusqu’à déterminer la forme d’urbanisation qui s’appliquerait. Il précise que les constructions doivent se situer à front de voirie, mais pas si elles doivent se coller aux deux maisons préexistantes à chaque extrémité de l’espace non bâti, ni si elles doivent être collées entre elles.

Compensations, non, conditions, oui

La règle du comblement entraîne-t-elle une mesure compensatoire ? Non. Quand on urbanise une zone non urbanisable du Plan de secteur en vertu de la règle du comblement, on n’est redevable d’aucune compensation. Pourquoi ? Ne devrait-on pas, à tout le moins, compenser ces conversions en zone urbanisable par des déclassements de parcelles mal situées car trop loin de tout, sur des terrains ingrats, le long de routes ne correspondant pas aux conditions du D.IV.9 ? Ce sera probablement une piste à creuser dans un futur proche, si nous voulons réellement maîtriser l’éparpillement de l’urbanisation et ne pas épuiser nos ressources.

La procédure de la règle du comblement est en dérogation, ce qui implique de se plier au prescrit de l’article D.IV.27 relatif à la justification du projet au regard des conditions énoncées à l’article D.IV.9 :

  • largeur maximale entre les constructions préexistantes = 100 mètres
  • voirie publique
  • voirie pourvue d’un revêtement solide
  • voirie équipée en eau, électricité et égouttage
  • voirie de largeur suffisante « compte tenu de la situation des lieux »
  • nombre de bandes de circulation pour la voirie = maximum trois bandes

Quelles zones peut-on combler, actuellement ?

Quels types de zones non urbanisables sont susceptibles de tomber sous le coup de la règle du comblement ? L’article D.IV.9 CoDT répond avec une pincée d’ambiguïté : « une zone du plan de secteur qui n’est pas compatible avec l’objet de la demande. » En fait, il s’agit de la zone agricole, de la zone forestière, de la zone d’espace vert et même de la zone d’extraction, puisqu’elle est devenue non urbanisable depuis l’entrée en vigueur du CoDT. Les seules zones qui échappent à la règle du comblement sont : la zone naturelle, la zone de parc et toute zone couverte par un périmètre de point de vue remarquable.

A quoi bon modifier cette règle ?

Des parlementaires avaient proposé en avril 2017 un élargissement de la règle du comblement. Cette proposition a donné lieu à des débats en commission Aménagement du Territoire, notamment ceux du 18 mai 2017 intégralement repris ici en compte-rendu. La discussion met en lumière à quel point des enjeux de natures très diverses entrent dans les réflexions et les propositions. Pour intéressants qu’aient été ces développements, ils n’en débouchaient pas moins sur une proposition réprouvée par IEW (et par quelques parlementaires).

Selon la proposition de décret, l’écart monterait à 200 mètres et la ou les constructions nouvelles pourraient prendre place du côté des constructions existantes, ou en face, même sans aucune construction existante de cet autre côté de la voirie. Ci-dessous, une illustration de l’élargissement de la règle. L’échelle et les codes couleur sont les mêmes que sur l’illustration précédente. Seule différence dans le fond de plan : les constructions existantes sont distantes cette fois de 200 mètres.

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Illustration de l’élargissement de la règle actuelle du comblement. La nouvelle urbanisation se développe indifféremment des deux côtés de la voirie sur une distance de 200 mètres entre les maisons, à gauche, en zone d’habitat à caractère rural au Plan de secteur (rayée rouge et blanc) et la ferme à droite de l’image, en zone agricole au Plan de secteur (jaune pâle). Dans l’intervalle de 200m, un motif de petites maisons a été ajouté, pour matérialiser la possibilité de comblement.

Un tel élargissement de la règle aurait des effets désastreux sur l’agriculture, le paysage et le maillage écologique. Cela va à l’encontre d’une gestion parcimonieuse du sol et des ressources, comme le dénonçait Véronique Waroux (cdH) dans le débat du 18 mai 2017 : « Je reprendrai les mots-clés : lutte contre l’étalement urbain, protection des paysages, protection de la ruralité et des zones agricoles où nous avons un principe de dérogation qui fonctionne, me semble-t-il, correctement. Quand j’entends les termes « dent creuse », je vois plus « ouverture sur la campagne ». On a déjà une approche différente quant à ces trous dans les alignements d’habitations. Je resterai sur ma position de protection de cette ruralité et éviter une urbanisation qui peut se révéler extrêmement intense. »

Par ailleurs, la différence dans le nombre d’hectares qui seraient « libérés » par un élargissement de la règle du comblement est énorme d’une province à l’autre, comme l’admet le Ministre Di Antonio, lors de la séance de commission du lundi 9 octobre 2017, en réponse à une question d’Edmund Stoffels : « je suis interpellé par la localisation du potentiel de comblement qui montre que ce n’est pas nécessairement dans les zones à forte pression foncière que cette modification aurait le plus d’impact. On voit que (…), sur 8386 hectares libérés, au contraire libérés pour le logement, mais perdus pour l’agriculture, plus de 4255 le seraient dans le Hainaut pour seulement 664 dans la Province de Luxembourg. Cela correspond peut-être au clivage que l’on avait lors des débats, où en province de Luxembourg, on a l’impression que ce n’est pas dramatique de faire cela, 664 hectares dans une province qui est très grande et très verte, mais dans le Hainaut, 4255 hectares sur une province qui est déjà fortement urbanisée, les conséquences sont très différentes d’un endroit à l’autre. »

En ville comme à la campagne, est-ce vraiment là l’urgence, combler les trous ? Qu’y a-t-il de si pénible dans les dents creuses, à part les droits de succession et de cession payés par les propriétaires ? L’environnement n’a que faire des limites de couleurs du plan de secteur. Là où rien n’est encore construit, il y a toujours quelque chose. Ce n’est jamais un « non lieu », surtout sur le plan environnemental. L’air y circule, l’absorption des précipitations s’opère naturellement ; s’il s’agit d’une friche, les animaux et les plantes s’y invitent sans rien demander à personne. Ces lieux non urbanisés offrent de manière très concrète des pauses et des variations dans le continuum urbanisé, non seulement sur le plan paysager, mais aussi en termes de maintien de surfaces non imperméabilisées. Dans les agglomérations densément bâties, la formation d’îlots de chaleur peut être prévenue par ce type de « ménagement du territoire ».

Et pour reprendre les arguments d’augmentation de la population, n’oublions pas non plus de tenir compte des préférences et des besoins. Comme l’indiquait Philippe Henry (Ecolo), « Il y a une demande importante, déjà aujourd’hui, chez les jeunes, d’avoir des logements bien situés, pas trop chers. Je pense qu’il faut prioritairement, absolument, répondre à cette demande qui, naturellement, va donner de l’air ailleurs. Forcément, si vous proposez des logements bien situés, plus modestes en coûts énergétiques, plus proches des transports en commun, proches des services, à un grand nombre de personnes, ils vont nécessairement libérer d’autres habitations, soit qu’ils habitent aujourd’hui, soit qu’ils ne construiront pas. » (débat de Commission du 18 mai 2017).

Pour une population qui souhaite dépendre moins de la voiture privée et trouver un logement convenable à un prix juste pour un nombre de personnes qui peut parfois être très élastique, n’avons-nous pas, dans les cœurs de village et de villes, suffisamment de bâtiments existants à réparer, à mettre à niveau sur le plan énergétique, à mettre aux normes en termes d’insonorisation et de confort thermique ? Il y a non seulement des maisons mitoyennes, mais aussi des ateliers, des entrepôts, d’anciennes fabriques, des mini-châteaux, des fermes en carré cachées dans le tissu urbanisé. Voici donc la seconde piste de cet article : ouvrir la voie à de nouvelles formes de division, pour que les bâtiments existants puissent retrouver une nouvelle jeunesse sans passer par la case « on casse tout ».

Enfin, si vraiment la nécessité de construire apparaît plus forte que le plaisir de profiter de l’existant, n’oublions surtout pas que le plan de secteur offre déjà de quoi absorber les hausses démographiques attendues ! Le Schéma de Développement du territoire devrait aider les communes à concevoir la manière dont elles veulent mettre en œuvre les terrains situés en zone urbanisable et – peut-être – choisir d’en déclasser, moyennant indemnisation des moins-values.

En conclusion, pourquoi la dent creuse a-t-elle du bon ? Parce que ça fait tchip tchip.